La démocratie démasquée

 

   Il est des œuvres rares que l'on découvre avec ce merveilleux sentiment qu'elles expriment avec force et précision, de manière quasi exhaustive, une intuition, une idée encore vague, que l'on avait soi-même depuis longtemps. C'est ce sentiment que j'ai ressenti à la première lecture de La Politique naturelle de Maurras et, de manière un peu similaire, à la lecture des Fondements philosophiques de la démocratie moderne de Maxence Hecquard.

Le pressentiment maurrassien

   Maurras dans toute son œuvre développe une critique puissante de la démocratie en récapitulant en quelque sorte la somme des arguments que la tradition politique classique a opposée, depuis l'Antiquité, à ce régime. Il sait mieux que tous ses devanciers en dépeindre les faiblesses : l'instabilité, l'imprévision, le clientélisme... Il réussit également à réfuter complètement les principes du contractualisme tels que Rousseau les a exposés dans Le Contrat social. Parallèlement, il présente l'apologie la plus convaincante qui soit de la monarchie. Le seul aspect du problème de la démocratie sur lequel il soit nécessaire de prolonger et de dépasser la critique maurrassienne est sans nul doute celui de la métamorphose de la démocratie moderne en une véritable religion séculière avec ses dogmes, sa morale, sa métaphysique. Non que Maurras n'ait pas vu ce phénomène, de nombreux textes, – spécialement ceux qui scrutent les rapports entre Romantisme et Révolution –, prouvent au contraire qu'il en avait le pressentiment, mais il manquait à Maurras la contemplation de la société post-moderne que nous avons sous les yeux pour lui prouver à quel point ce pressentiment était fondé.

Nature de la démocratie moderne

   Pour nous, aujourd'hui, ce pressentiment s'est mué en évidence. Restait à rendre compte de ce phénomène. C'est à cette tâche que s'est consacré Maxence Hecquart dans les trois cents pages de sa remarquable étude. Convoquant tour à tour l'étymologie, l'histoire, la philosophie, il nous invite à une passionnante chasse à la définition dans la première partie de son travail (« observer ») qui aboutit à ce constat : « La définition usuelle est fausse. La démocratie n'est pas le pouvoir du peuple. Elle n'existe pas en ce sens. Sa nature est autre et bien plus que cela » (p. 269). Puis, il démontre méthodiquement dans la deuxième partie (« comprendre ») que « la démocratie moderne [...] n'est intelligible qu'au travers d'une métaphysique du devenir qui lui donne sa cohérence » (p. 269). La critique maurrassienne mettait déjà en évidence l'incompatibilité de la démocratie moderne avec les communautés naturelles, la famille notamment. Maxence Hecquart va plus loin : « C'est l'édifice, la nature elle-même, que nie la démocratie : les essences, les natures ne sont pas ordonnées entre elles pour former la Nature. » (p. 93) Bien sûr, il ne s'agit pas de la nature au sens où l'entend la biologie moderne mais au sens où l'entendaient par exemple les Grecs. Cette Nature, ce Cosmos, suppose que les idées que nous avons des choses sont réelles, non au sens platonicien (elles n'existent pas en dehors de nous avec une réalité substantielle) mais au sens où l'entendaient un Aristote ou un saint Thomas d'Aquin (elles existent d'une certaine manière, non substantielle mais bien réelle, dans les choses et dans notre intelligence), et qu'elles sont ordonnées à une fin et non jetées là par le Hasard...

Dans les griffes du Léviathan

   L'idée maîtresse de Maxence Hecquart est que notre modernité possède une métaphysique qui lui est propre, une métaphysique nominaliste et existentialiste qui ne reconnaît l'existence que des individus et refuse toute idée de nature (essence) et de finalité. Quant à la démocratie moderne, elle n'est plus dans ce contexte un régime politique, une manière d'organiser la société, mais l'expression collective (politique, morale, idéologique) de cette métaphysique. Malheur aux hérétiques qui viendraient à reconnaître ce lien et à le dénoncer ! L'Etat moderne veille en effet à ce que les dogmes de la nouvelle religion ne soient pas contestés.
Cet Etat moderne, le Léviathan dont parle Hobbes, possède d'ailleurs un pouvoir sans limite puisqu'il ne reconnaît plus, à la différence de l'Etat traditionnel, aucune loi naturelle ou divine au-dessus de la volonté de l'homme et donc du législateur. C'est sur cette révélation, sur cette apocalypse au sens premier du terme, que s'achève la réflexion de Maxence Hecquard, une réflexion dont nul ne pourra plus faire l'économie s'il veut comprendre quelque chose à la situation présente.

 

Stéphane BLANCHONNET

Article d'abord paru sur a-rebours.fr puis repris dans L'Action Française 2000

Les références de pages renvoient à la seconde édition des Fondements philosophiques de la démocratie moderne (François-Xavier de Guibert, 2010)


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