Pourquoi nous ne sommes pas démocrates


    En apparence notre position critique à l'égard de la démocratie est un handicap pour la promotion de nos idées. En effet, la démocratie n'est plus seulement un système politique où la souveraineté réside dans le peuple, régime connu depuis l'Antiquité classique et que les plus illustres philosophes - Platon le premier - ont critiqué, allant jusqu'à le définir comme l'antichambre de l'anarchie puis de la dictature. Elle est devenue un mythe, une sorte de religion séculière, synonyme de Bien, de Vérité, de Progrès. Impossible de la remettre en cause et avec elle ses « immortels principes » de liberté et d'égalité, sans être immédiatement discrédité et stigmatisé comme ennemi du peuple.
    De nombreux monarchistes, même s'ils sont conscients des tares du système ont donc fait le choix de mettre sous le boisseau la critique contre-révolutionnaire, notamment maurrassienne, de la démocratie pour adopter une position plus conciliante. Ainsi, on peut lire sur le site Internet de nos amis de l'Alliance royale que « démocratie et royauté sont des mots qui s’emboîtent parfaitement bien. » De manière assez similaire, Bertrand Renouvin défendait, dans son livre La République au Roi dormant, l'idée d'un couronnement possible des institutions de la Vème République.

La monarchie démocratique ou le cercle carré

    A l'Action française nous continuons à penser qu'une monarchie démocratique est un peu comme un cercle carré ou une « obscure clarté »... au mieux un oxymore à visée rhétorique, au pire une contradiction logique qui finit tôt ou tard par révéler la faiblesse de l'argumentation... Si nous soutenons cette position ce n'est pas par fidélité aveugle à une dogmatique maurrassienne mais d'une part parce qu'elle nous paraît vraie, c'est-à-dire conforme à la nature des choses, et d'autre part, parce que, sur le terrain même de la promotion de nos idées, elle nous semble plus efficace.
    Qu'est-ce en effet que la démocratie moderne ? Selon le constitutionnaliste Jean Gicquel (cité sur le site de l'Alliance royale) : « une forme de régime dans laquelle la liberté est considérée comme la valeur initiale et primordiale. Dans cette conception, le gouvernement pour le peuple est entendu au sens de gouvernement pour le libre développement du peuple et pour la liberté de chacun des individus qui le composent. C’est la liberté qui, pense-t-on, permet, par son jeu, à toutes les aspirations de se réaliser, même à l’égalité. C’est elle qui, par suite, doit être au maximum protégée. »

Deux conceptions de la liberté

    Mais quelle est cette liberté ? C'est la liberté-principe ou liberté-absolue, celle qui n'est ordonnée à aucun Bien objectif mais qui se prend elle-même pour finalité. Il ne s'agit pas de la liberté classique, qui n'est que la condition, le moyen, de la vie morale - sans liberté pas de responsabilité -  mais qui n'est ni bonne, ni mauvaise en elle-même. Tout dépend de l'usage qu'on en fait. Il s'agit plutôt ici d'une liberté sacralisée qui est toujours bonne, du simple fait qu'elle s'exerce et cela indépendamment de tout rapport à un ordre des choses.
    Cette liberté connaît-elle des limites ? Les seules qu'elle reconnaisse sont-elles même relatives à la liberté : ma liberté s'arrête là où commence celle des autres. Maxence Hecquard analyse finement ce processus d'auto-limitation de la liberté-principe dans Les Fondements philosophiques de la démocratie moderne : « En prenant son indépendance de l'ordre du monde pour se faire autonomie de volonté d'un sujet pensant, la liberté, par ce mouvement de balancier si fréquent dans la nature, retrouve le joug d'une autre objectivité : la liberté des autres, la volonté générale ». On voit alors ce que ce substitut de loi naturelle qu'est la volonté générale a de potentiellement totalitaire : la majorité peut vouloir n'importe quoi, y compris l'asservissement total voire l'extermination de la minorité : « pas de liberté pour les ennemis de la liberté ! »
    Enfin, cette liberté-absolue est-elle la fin légitime du pouvoir politique ? Nous répondons, avec toute la tradition philosophique classique, que non. La fin du politique c'est à l'évidence le Bien commun et non l'inflation indéfinie des droits des particuliers. Ce Bien commun, ou intérêt général, est conçu dans la doctrine politique traditionnelle comme autre chose que la somme des intérêts particuliers, comme une réalité transcendante. C'est ainsi que les Grecs subordonnaient tout au bien de la Cité. Ajoutons que le Christianisme a perfectionné la définition du Bien commun en l'articulant avec les fins dernières des personnes. Ainsi, le bien du tout reste supérieur au bien des parties tout en étant conçu en fonction de l'épanouissement des individus. Notons que l'épanouissement en question n'est pas le développement de l'autonomie du sujet selon les critères modernes mais le fait pour le sujet de pouvoir se conformer librement au bien moral objectif.

De l'avenir de la radicalité

    Si l'on envisage maintenant la question du point de vue de l'efficacité, la critique de la démocratie a d'abord le mérite d'être claire et sincère (trop souvent la position de conciliation avec la démocratie relève en effet chez les monarchistes de la simple tactique et cela se voit). Elle a ensuite l'avantage d'être proportionnée à l'objectif ambitieux que nous nous sommes fixés : comment espérer en effet pouvoir provoquer un changement institutionnel aussi profond que l'abandon de la forme républicaine de gouvernement et le retour à la monarchie, surtout en France, où la mystique républicaine reste le seul dénominateur commun de la classe politique, sans le justifier par une critique radicale du système actuel ? Comment espérer que les Français accepteraient la révolution copernicienne que représenterait une restauration au seul motif de perfectionner un peu les institutions existantes ? Enfin, notre insurrection contre la médiocrité de la conception démocratique du pouvoir est un ferment d'enthousiasme pour nos militants. Si l'Action française demeure le seul mouvement royaliste à recruter année après année de nouveaux jeunes gens (même s'il s'avère malheureusement souvent incapable de les garder...) c'est surtout parce qu'il propose une révolte contre le monde moderne dont la jeunesse royaliste est avide.

Contre les mythes modernes

    Cela dit, notre position n'est pas pour autant facile à tenir. La liberté-absolue et l'égalité-absolue sont des mythes puissants. Quant à l'idée d'un ordre des choses objectif, indépendant de la volonté humaine, elle est perçue comme une conception contraignante et rétrograde par beaucoup de nos contemporains. L'analyse de la parité hommes-femmes que nous avons déjà faite dans ces colonnes, à l'occasion de la proposition de loi Copé, montre à quel point un égalitarisme abstrait et déconnecté du réel règne en maître dans les esprits. Dans ce domaine, un exemple vaudra toutes les argumentations : Stephanie Gutmann, journaliste américaine, rapporte dans son excellent livre, The Kindler, Gentler Military, qui a pour sujet les offensives féministes dans le domaine militaire, que dans l'armée américaine, à la fin des années 90, ont est allé jusqu'à dispenser les recrues féminines de certains tests d'aptitude (notamment le lancer de grenade, où le score moyen des femmes était inférieur à la distance éliminatoire, correspondant à la distance de sécurité pour le lanceur) dans le but de pouvoir afficher un taux de féminisation plus important ! Si une telle aberration a pu exister au nom de la discrimination positive c'est que toute idée de différence basée sur la nature est jugée inacceptable. Il faut absolument, aux yeux des modernes qu'aucune entrave n'empêche les individus de se réaliser selon leur propre choix. Or, si l'on en vient à juger inacceptable l'idée de vocations différenciées pour les hommes et les femmes, alors que dans ce cas la différence de nature saute aux yeux, comment espérer faire admettre l'idée de la transmission héréditaire du pouvoir dans une dynastie, aggravée dans le cas français par l'existence de la loi salique, qui réserve la couronne à l'aîné mâle ? La disparition progressive ces dernières années de la primogéniture mâle dans les monarchies européennes où elle existait (par exemple en Suède) est d'ailleurs révélatrice de cette incompatibilité profonde entre l'idée monarchique et la mentalité égalitaire de la démocratie.
    On connaît la formule de Maurras dans L'Enquête sur la monarchie : « La démocratie c'est le mal, la démocratie c'est la mort ». Elle est devenue difficile à entendre et à comprendre, notamment parce que la démocratie moderne bénéficie de la comparaison avec les totalitarismes, communiste ou national-socialiste. Il ne faudrait pas oublier cependant qu'elle partage avec eux une certaine conception de l'homme comme projet ou comme construction là où la conception traditionnelle se présente comme le respect d'un donné immuable.

Stéphane BLANCHONNET

Article d'abord paru sur a-rebours.fr puis repris dans L'Action Française 2000


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