Le pape François est-il marxiste ?

Le deuxième document magistériel important du pape François (après l'encyclique Lumen Fidei), l'exhortation apostolique Evangelii Gaudium, donnée le 24 novembre 2013, a provoqué une petite polémique. Des commentateurs américains ont en effet dénoncé le caractère à leurs yeux « marxiste » du document. Leurs confrères européens se sont à leur tour fait un devoir de donner leur opinion. Enfin, le pape lui-même a répondu dans le quotidien italien La Stampa du 15 décembre, qu'à ses yeux la doctrine marxiste était « erronée » et qu'il n'avait rien affirmé en critiquant le capitalisme « qui ne se trouve déjà dans la doctrine sociale de l'Église ». Notre but ici ne sera pas de bavarder autour de l'affaire aux moyens de vagues connaissances tirées des débats contemporains, comme l'ont fait nos confrères de la grosse presse, mais de rappeler ce qu'est la doctrine sociale de l'Église et en quoi elle se distingue du marxisme.

Quand elle n'est pas complètement ignorée, la doctrine sociale de l'Église est souvent comprise de manière restrictive comme la réponse catholique aux problèmes posés par le capitalisme et la révolution industrielle. Selon cette perspective, son acte fondateur serait la promulgation de la célèbre encyclique de Léon XIII, Rerum Novarum, en 1891. Même si nous adopterons volontairement cette perspective "étroite"pour aborder la polémique autour d'Evangelii gaudium, nous signalons à nos lecteurs l'excellente étude consacrée à la doctrine sociale de l'Église par Arnaud de Lassus dans L'Action familiale et scolaire (numéro 134, décembre 2002), qui en élargit le champ à tous les enseignements catholiques relatifs à la société et à l'État, depuis la Sainte-Écriture, les Pères, les Docteurs médiévaux, jusqu'au Syllabus de Pie IX, à l'enseignement anti-moderne de saint Pie X, et à la doctrine du Christ-Roi, développée notamment par Pie XI. Dans cette perspective plus large, le libéralisme n'est plus seulement condamné au plan économique mais aussi sur le terrain philosophique et politique.

Mais revenons à Rerum Novarum et à la comparaison entre les doctrines de Léon XIII et de Marx. En ce qui concerne la description du capitalisme, on peut observer une convergence manifeste. Citons l'encyclique : « Le dernier siècle a détruit, sans rien leur substituer, les corporations anciennes qui étaient pour eux une protection. Les sentiments religieux du passé ont disparu des lois et des institutions publiques et ainsi, peu à peu, les travailleurs isolés et sans défense se sont vu, avec le temps, livrer à la merci de maîtres inhumains et à la cupidité d'une concurrence effrénée. Une usure dévorante est venue accroître encore le mal. [...] À tout cela, il faut ajouter la concentration entre les mains de quelques-uns de l'industrie et du commerce devenus le partage d'un petit nombre d'hommes opulents et de ploutocrates qui imposent ainsi un joug presque servile à l'infinie multitude des prolétaires. » Destruction de l'organisation du travail pré-capitaliste, qui protégeait le travailleur, déchaînement de la logique du profit, paupérisation du grand nombre et enrichissement du petit, concentration du capital, l'analyse diffère peu de celle de celle que l'on trouve au début du Manifeste de Marx et Engels : « Partout où elle [la bourgeoisie] a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l'homme féodal à ses "supérieurs naturels", elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures exigences du paiement au comptant ».

Mais la convergence s'arrête là et Léon XIII poursuit en critiquant le socialisme : « Les socialistes, pour guérir ce mal, poussent à la haine jalouse des pauvres contre les riches. Ils prétendent que toute propriété de biens privés doit être supprimée, que les biens d'un chacun doivent être communs à tous, et que leur administration doit revenir aux municipalités ou à l'État. [...] Mais pareille théorie, loin d'être capable de mettre fin au conflit, ferait tort à la classe ouvrière elle-même, si elle était mise en pratique. D'ailleurs, elle est souverainement injuste en ce qu'elle viole les droits légitimes des propriétaires, qu'elle dénature les fonctions de l'État et tend à bouleverser de fond en comble l'édifice social. De fait, comme il est facile de le comprendre, la raison intrinsèque du travail entrepris par quiconque exerce un métier, le but immédiat visé par le travailleur, c'est d'acquérir un bien qu'il possédera en propre et comme lui appartenant. » On le voit, la doctrine sociale de l'Église dès son origine se présente comme un réformisme, soucieux d'améliorer la condition ouvrière et désireux de museler la logique capitaliste sans pour autant attenter à la propriété et sans provoquer un développement de l'État au-delà de sa sphère. Sur ce dernier point Léon XIII ignorait à quel point l'histoire du XXème siècle lui donnerait raison !

Venons en à Evangelii Gaudium, un document qui n'a pas pour objet principal l'économie mais « l'annonce de l'Évangile dans le monde d'aujourd'hui ». La question économique et sociale y apparaît dans la première partie du chapitre 2, au titre des « défis du monde actuel ». Le pape y dénonce notamment la théorie de la « rechute favorable » (ou du « ruissellement »), qui prétend que l'enrichissement des gros profite nécessairement à tous, le « fétichisme de l'argent », comparé à « l'adoration de l'antique veau d'or », et, plus intéressant encore, ceux qui « nient le droit de contrôle des États chargés de veiller à la préservation du bien commun ». A propos de ces derniers, il ajoute : « Une nouvelle tyrannie invisible s'instaure [...] qui impose ses lois et ses règles, de façon unilatérale et implacable. » Voilà de quoi mettre du baume au cœur des souverainistes qui combattent l'orthodoxie libérale imposée par l'Union européenne ! Comme pour la première citation de Léon XIII, on peut dire que François partage avec le socialisme (à ne pas confondre avec le "sociétalisme" qui en tient lieu sous l'appellation de « Parti socialiste ») et particulièrement avec Marx (sur le « fétichisme de la monnaie ») le constat des graves déséquilibres du système capitaliste et la critique des illusions de la doctrine libérale de la « main invisible » et du « laisser faire, laisser passer ». Mais, comme pour Léon XIII encore, il faut constater que le remède proposé par le pape actuel diffère profondément de ceux préconisés par les marxistes. En effet, François n'appelle pas plus que Léon XIII à la destruction de l'économie de marché mais à sa réforme et à sa limitation. Il est d'ailleurs assez significatif que son développement sur la question économique s'achève par une exhortation aux experts et aux gouvernants à se convertir à cette formule de saint Jean Chrysostome : « Ne pas faire participer les pauvres à ses propres biens, c'est les voler et leur enlever la vie. Ce ne sont pas nos biens que nous détenons, mais les leurs ». Un vision intégratrice que n'aurait pas refusée Maurras qui proposait, dans L'Action Française du 10 décembre 1929, de gagner « à la conservation nationale une forte fraction de cette classe ouvrière, qu'il [est] d'intérêt national d'installer dans le corps social ».

Stéphane BLANCHONNET

Article d'abord paru sur a-rebours.fr puis repris dans L'AF2000


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