Le dernier avatar de l'égalitarisme

    Nous parlions dans notre précédent numéro de la parité à l’occasion de la proposition de loi Copé tendant à imposer des quotas de femmes à la tête des grandes entreprises. Nous dénoncions d’abord le caractère contradictoire d’une telle mesure, contraire au libéralisme que la droite française prétend incarner. Nous dénoncions ensuite son caractère irréaliste et utopique, en ce sens qu’elle ne prend pas en compte les différences naturelles qui existent entre les hommes et les femmes, différences qui expliquent mieux qu’un prétendu complot masculin, la moindre représentation des femmes dans les fonctions de direction, qu’il s’agisse de pouvoir politique ou de pouvoir économique.

La modernité

    Il nous faut examiner maintenant comment nous en sommes arrivés là, pourquoi, pour la première fois dans l’histoire humaine, on en vient à rejeter toute idée de vocation différenciée dans la société pour les hommes et les femmes. Pour les besoins de cet examen, nous devrons exposer, dans un premier temps, en quoi cette négation de la vocation différenciée des hommes et des femmes constitue l’ultime étape d’un processus de nivellement égalitaire qui trouve son origine dans la modernité occidentale et sa dynamique démocratique. Puis, dans un second temps, il nous faudra rechercher quelles idées, quels principes, pourraient permettre de critiquer ce processus et de rétablir une vision plus réaliste et plus profitable aux individus comme aux sociétés.
    Encensée par les uns, honnie par les autres, la modernité est pour commencer un concept polémique : éternelle querelle des Anciens et des Modernes. Mais si les avis divergent sur l’appréciation qu’il faut porter sur elle, ils ne s’accordent guère non plus sur sa définition ou sa chronologie. Le commun des mortels s’en tient à une vision empirique et égocentrique : la modernité est assimilée au présent immédiat et à son actualité par opposition aux modes et aux valeurs du passé proche. En ce sens, chaque génération fait l’expérience de sa propre modernité avant de faire celle de son usure et de la nostalgie de sa jeunesse… Toutefois, chacun sent bien que cette vision un peu courte laisse de côté l’essentiel. En effet, nous savons tous, plus ou moins confusément, qu’il existe de grandes fractures, des bonds, des accélérations du rythme de l’Histoire. Il y a un avant 1492 et un après, un avant 1789 et un après, un avant 1945 et un après, etc. Pour sortir de cette équivoque et trouver un appui à notre réflexion, nous suivrons, dans la suite de cet article, la définition de la modernité qui se dégage du rapprochement entre des ouvrages aussi différents que La Crise de la conscience européenne de Paul Hazard, La Crise du monde moderne de René Guénon, La Démocratie contre elle-même de Marcel Gauchet ou L’Ere du vide de Gilles Lipovetsky.

Relativisme

    Selon les auteurs de ces œuvres, la modernité réside dans la remise en cause de l’idée de tradition, dans la valorisation du changement, dans l’apologie du progrès. Elle s’enracine dans le relativisme religieux induit par les déchirements spirituels de l’Europe de la Renaissance, renforcé par le relativisme culturel né de la découverte de nouveaux continents, dans l’humanisme de la Renaissance, le rationalisme des Lumières et la sécularisation croissante de l’Occident, qui voit se développer une civilisation purement matérielle sur les ruines de la Chrétienté. Ce mouvement se poursuit avec les révolutions politiques comme celle de 1789 et l’établissement de la démocratie moderne. Celle-ci accouche de l’idée de souveraineté populaire et des grandes idéologies comme le libéralisme, le socialisme et les différents totalitarismes. Pour la période contemporaine, Gauchet et Lipovetsky parlent l’un d’hypermodernité, l’autre de post-modernité. Ils expliquent de manière assez similaire que les sociétés occidentales, fatiguées par la tension permanente qui avait été nécessaire aux grandes mutations et aux grandes révolutions de l’ère moderne, aspirent désormais à profiter paisiblement des acquis de la modernité dans une phase plus hédoniste et plus individualiste de ce mouvement historique. L’heure n’est plus aux grands combats collectifs pour l’émancipation de l’individu mais à la jouissance des fruits de cette émancipation, à la recherche du bonheur conçu comme autonomisation, indépendance et autodétermination.
      Cette aspiration à l’autonomie de l’individu que l’on peut nommer individualisme moderne et qui s’accompagne d’un rejet de toute idée de subordination et de hiérarchie naturelle avait déjà été diagnostiquée par Tocqueville comme la passion démocratique par excellence : la passion égalitaire. L’homme moderne et, plus encore, l’homme post-moderne est comme acharné à la destruction de tout obstacle à la réalisation de cette égalité.

Une idée chrétienne devenue folle

    Chesterton dans Orthodoxie affirme que « Le monde moderne est envahi de vieilles vertus chrétiennes devenues folles. » De toute évidence l’égalité est de celles-là. Par rapport au paganisme qui justifiait les inégalités entre classes comme entre nations, l’universalisme chrétien introduit, au plan spirituel, l’idée d’une égalité fondamentale de tous les enfants du Dieu unique face au salut. Légitime dans son ordre, cette idée, déplacée du spirituel au temporel, devait logiquement entraîner la subversion de l’ordre social traditionnel. Aucune inégalité, aucune autorité fondée sur la tradition, même utile au Bien commun, ne put lui résister. Remarquons en passant que c’est pour cette raison précise que les arguments en faveur de la monarchie développés par les meilleurs auteurs de la tradition philosophique, aussi justes et pertinents soient-ils, sont devenus totalement inefficaces sur nos contemporains. Ils les comprennent s’ils sont intelligents mais ils ne les admettent pas pour autant. La remise en cause dans la période récente (en France la disparition de la famille patriarcale dans le droit date des années 60) des différences entre les sexes nous montre que la subversion égalitaire est passée à une nouvelle étape de son développement. Après la liquidation des derniers vestiges de l’ordre politique traditionnel, c’est au tour de l’ordre social d’être ébranlé. La nature elle-même, dont l’existence des hommes et des femmes avec leur physiologie et leur psychologie différentes est la manifestation la plus évidente, est niée.
    Quels arguments opposer à ce rouleau compresseur de l’égalitarisme ? Remarquons pour commencer que la tradition libérale elle-même peut nous servir de point d’appui, au moins en ce qui concerne la lutte contre les politiques de quotas et la discrimination positive. Il s’agit certes d’un appui précaire mais ne nécessitant pas une refonte du système des valeurs de l’interlocuteur à convaincre.

Critique libérale

    Un auteur comme Hans-Hermann Hoppe par exemple, économiste américain d’origine allemande, professeur à l’Université du Nevada, anarcho-capitaliste et monarchiste, – c’est à noter ! –, n’hésite pas à écrire que la possibilité de discriminer est « la condition même de la liberté et de la civilisation. »(1) Pour Hoppe, empêcher un employeur de choisir pour un poste un homme plutôt qu’une femme, un compatriote plutôt qu’un étranger, etc. c’est tout simplement nier la propriété privée. Il poursuit : « Ce ne sont plus les propriétaires privés mais les hommes de l'Etat qui décident désormais qui peut entrer et sortir, et faire ou laisser faire quoi, dans les entreprises privées, les auberges, les clubs et même les ménages. » (2) Le même raisonnement peut s’appliquer au vote et à la négation de la liberté du citoyen. Cela dit, l’inconvénient de la critique libertarienne de l’égalitarisme est qu’elle s’alimente aux mêmes sources que ce dernier en faisant de la liberté individuelle la valeur suprême. Comment dans ces conditions lutter contre l’aspiration fondamentale de l’individu moderne à s’auto-déterminer ? Abattre les obstacles à cette possibilité pour l’individu de se faire lui-même, d’échapper aux cadres préparés pour lui par les circonstances, par la liberté des autres individus, par la tradition ou par la nature, n’est-il pas justement le but des lois anti-discriminatoires ? Même si jouer la liberté contre l’égalité peut d’abord paraître séduisant, c’est plus fondamentalement vers la pensée contre-révolutionnaire, vers la notion de Bien commun et vers les conceptions traditionnelles de l’individu, de la personne et de l’Etat qu’il faut nous tourner pour espérer contrarier la mécanique niveleuse de la modernité.
    Un des exposés les plus clairs et les plus complets de cette doctrine se trouve dans les chapitres III (« personnalité, liberté, hiérarchie ») et IV (« Etat organique, totalitarisme ») d’un ouvrage essentiel de Julius Evola, Les Hommes au milieu des ruines, ainsi que dans le chapitre III (« dissolution de l’individu ») d’une autre œuvre du même auteur, Chevaucher le tigre. Le penseur italien y oppose l’individu (pure unité quantifiable, plus petit dénominateur commun entre les personnes, aspect finalement assez négligeable de la réalité humaine) et la personne (l’individu différencié selon le sang, la culture, l’éducation, le rang, le sexe).

La vraie personnalité

    Il y démontre que la vraie personnalité, conformément à l’étymologie du mot persona, « le masque », est le contraire de l’individualisation. Elle consiste pour l’individu dans l’acquisition d’une forme, au sens aristotélicien du terme, c’est-à-dire d’une identité et d’une certaine typicité (participation à un type d’être, à une nature, par exemple la nature masculine ou la nature féminine, entendues non seulement au plan biologique mais également au plan symbolique et métaphysique). Quant au corps social, il ne faut pas se le représenter comme une poussière d’atomes égaux et interchangeables (vision commune aux démocraties et aux régimes totalitaires) mais comme un organisme vivant, dont les éléments sont fortement différenciés par leur valeur et leur fonction. Dans une telle conception, personnes, société et Etat sont fondés sur les différences et les complémentarités des personnes et des groupes sociaux. Quant aux hiérarchies et aux inégalités, elles sont reconnues comme des bienfaits dans la mesure où elles concourent à l’harmonie de l’ensemble ou Bien commun. Sans la restauration d’une telle vision de l’ordre politique et social, sans une défense courageuse de la notion chère à Maurras de « l’inégalité protectrice », sans une contestation du thème central de la modernité qui est le rejet de la dépendance à l’égard d’un ordre qui n’est pas fait de mains d’homme, tous les combats contre les revendications les plus absurdes de l’égalitarisme, dont le féminisme est un des meilleurs exemples, se condamnent à l’échec.

Stéphane BLANCHONNET

Article d'abord paru sur a-rebours.fr puis repris dans L'Action Française 2000.

 

Notes :
(1) et (2) Entretien accordé à l’hebdomadaire allemand Junge Freiheit en juillet 2005.


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