Machiavel et la dissuasion


« En parlant des diverses sortes de principautés, il y a encore une autre chose à considérer : c'est de savoir si le prince a un État assez puissant pour pouvoir, au besoin, se défendre par lui-même, ou s'il se trouve toujours dans la nécessité d'être défendu par un autre.
Pour rendre ma pensée plus claire, je regarde comme étant capables de se défendre par eux-mêmes les princes qui ont assez d'hommes et assez d'argent à leur disposition pour former une armée complète et livrer bataille à quiconque viendrait les attaquer ; et au contraire, je regarde comme ayant toujours besoin du secours d'autrui ceux qui n'ont point les moyens de se mettre en campagne contre l'ennemi, et qui sont obligés de se réfugier dans l'enceinte de leurs murailles et de s'y défendre.
J'ai déjà parlé des premiers, et dans la suite je dirai encore quelques mots de ce qui doit leur arriver.
Quant aux autres, tout ce que je puis avoir à leur dire, c'est de les exhorter à bien munir, à bien fortifier la ville où s'est établi le siège de leur puissance, et à ne faire aucun compte du reste du pays. Toutes les fois que le prince aura pourvu d'une manière vigoureuse à la défense de sa capitale, et aura su gagner, par les autres actes de son gouvernement, l'affection de ses sujets, ainsi que je l'ai dit et que je le dirai encore, on ne l'attaquera qu'avec une grande circonspection ; car les hommes, en général, n'aiment point les entreprises qui présentent de grandes difficultés ; et il y en a sans doute beaucoup à attaquer un prince dont la ville est dans un état de défense respectable, et qui n'est point haï de ses sujets.
Les villes d'Allemagne jouissent d'une liberté très étendue, quoiqu'elles ne possèdent qu'un territoire très borné ; cependant elles n'obéissent à l'empereur qu'autant qu'il leur plaît, et ne craignent ni sa puissance ni celle d'aucun des autres États qui les entourent : c'est qu'elles sont fortifiées de manière que le siège qu'il faudrait en entreprendre serait une opération difficile et dangereuse ; c'est qu'elles sont toutes entourées de fossés et de bonnes murailles, et qu'elles ont une artillerie suffisante ; c'est qu'elles renferment toujours, dans les magasins publics, des provisions d'aliments, de boissons, de combustibles, pour une année ; elles ont même encore, pour faire subsister les gens du menu peuple, sans perte pour le public, des matières en assez grande quantité pour leur fournir du travail pendant toute une année dans le genre d'industrie et de métier dont ils s'occupent ordinairement, et qui fait la richesse et la vie du pays ; de plus, elles maintiennent les exercices militaires en honneur, et elles ont sur cet article un grand nombre de règlements.
Ainsi donc, un prince dont la ville est bien fortifiée, et qui ne se fait point haïr de ses sujets, ne doit pas craindre d'être attaqué ; et s'il l'était jamais, l'assaillant s'en retournerait avec honte : car les choses de ce monde sont variables ; et il n'est guère possible qu'un ennemi demeure campé toute une année avec ses troupes autour d'une place. »

Nicolas MACHIAVEL, Le Prince, chapitre X (1532)



   Le Prince, ouvrage écrit en italien par Nicolas Machiavel, homme d’Etat florentin du début du XVIè siècle, mais portant originellement un titre latin, De Principatibus, littéralement « au sujet des principats », ne peut être abordé sans un détour préalable par sa réception orageuse. Ecrit en 1513, publié pour la première fois à Rome en 1532 avec privilège pontifical, le texte sera ensuite mis à l’Index par l’Eglise avant d’en être retiré sous Léon XIII, au XIXè siècle. La réception laïque n’est d’ailleurs pas plus paisible : on l’admire, on le prend pour modèle, ou on le rejette avec autant de passion. Son interprétation elle-même est équivoque : bréviaire d’immoralisme pour les uns, manifeste républicain pour les autres, annonce du matérialisme historique de Marx ou du fascisme de Mussolini…
   Voyons les choses plus simplement : Machiavel, tombé en disgrâce à Florence, veut obtenir sa réintégration dans l’administration en offrant à Laurent de Médicis, nouveau capitaine-général de la cité, un livre dans lequel il condense la richesse de sa longue expérience de secrétaire, de ministre, de conseiller, de diplomate. De là découle, le fameux pragmatisme de ce texte qui rompt avec un certain idéalisme en matière de doctrine politique : « Mon intention étant d’écrire chose utile à qui l’entend, il m’a paru plus pertinent de me conformer à la vérité effective de la chose qu’aux imaginations qu’on s’en fait » (Chapitre XV). Ce parti pris d’efficacité n’est d’ailleurs pas exclusif d’une visée plus haute et plus noble. Dans son dernier chapitre, Machiavel révèle en effet, l’autre ambition de son livre : susciter un prince italien capable, sur le modèle des monarchies espagnole et surtout française, de faire l’unité d’une nation soumise au morcellement et aux luttes intestines. Sur le plan de la méthode, Machiavel pratique déjà une forme d’empirisme organisateur en écrivant : « quant à l’exercice de l’esprit, le prince doit lire les livres d’histoire » (Chapitre XIV). Méthode qu’il ne cesse d’illustrer lui-même en multipliant les exemples tirés de l’histoire antique comme de l’histoire italienne récente. Réaliste, empiriste, nationaliste, Machiavel fait aussi, en creux, l’éloge de la monarchie héréditaire en soulignant en permanence les vertus presque héroïques que doit posséder le prince nouveau, l’usurpateur ou le conquérant, pour asseoir son pouvoir et le conserver durablement : « C’est dans la monarchie nouvelle que se trouvent les difficultés » (Chapitre III).
   L’extrait que nous avons choisi manifeste de façon exemplaire combien un texte aussi enraciné dans les conditions les plus contingentes de son époque, peut encore, moyennant quelques transpositions, garder toute son efficacité cinq cent ans après sa parution. Un Etat pacifié à l’intérieur et qui a pris toutes les mesures nécessaires à sa défense, notamment en entretenant un véritable esprit de défense dans le peuple, ne doit pas craindre un ennemi extérieur, même plus puissant que lui, et s’appliquer à donner à cet ennemi la certitude que, s’il attaque, il a plus à perdre qu’à gagner, que la victoire elle-même lui sera plus nuisible que le statu quo. Machiavel est bien l’inventeur de la dissuasion mais d’une dissuasion qui intègre la dimension matérielle, qu’il s’agisse de forteresses hier ou d’armes nucléaires aujourd’hui, comme la dimension morale. Il semble que sur ce second point, le fruit de la leçon se soit malheureusement perdu.

Stéphane BLANCHONNET

 

Article paru en 2006 dans L'Action Française 2000 dans la rubrique Grands textes politiques. Cette rubrique, qui a pris la suite de celle consacrée au Trésor de l'Action française, propose dans chaque numéro le commentaire d'un texte tiré d'un classique de la science politique. Le commentaire est toujours précédé du texte en question.



Note : l’extrait du chapitre X correspond à la traduction française de Jean-Vincent Périès (1825), les citations d’autres chapitres de celle d’Yves Lévy (GF-Flammarion).


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